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  • Aubépine Dahan

Un long dimanche de garde-à-vue


Dimanche 7 août 2016, 9h du matin. Paris est désert, baigné de la lumière de l’été et d’un ciel bleu sans nuance. Rarement j’ai l’occasion de me retrouver dehors à cette heure-ci un jour de week-end, mais ce jour-ci n’est pas un jour comme les autres. Je suis convoquée – ainsi que Houssam –par la commissaire du 20ème arrondissement pour 10h, afin d’être « entendue sur les faits de manifestation illicite le 6 août 2016 ».

Auparavant, Houssam et moi rencontrons autour d’un café notre avocate qui nous explique la situation : nous sommes convoqués pour une audition libre, mais la mise en garde-à-vue est une possibilité aussi. Peu probable bien sûr compte tenu des faits reprochés et de la faible teneur du dossier, mais elle fait son travail en nous le signalant.

Après 30mn d’attente à l’accueil, un OPJ se présente et nous sépare immédiatement de notre avocate. Nous le suivons dans un ascenseur puis un long, très long couloir. Il nous fait entrer chacun dans un bureau et la garde-à-vue nous est immédiatement signifiée :

Je ne sais pas ce qu’il y a dans votre dossier.

Moi non plus…

Nous avons reçu des instructions de la part du Ministère de l’Intérieur (ou autre institution je ne me souviens plus). Vous êtes placée en garde-à-vue. Etant donné qu’il s’agit d’un délit passible d’un an de prison maximum, votre GAV ne pourra durer plus de 24h.

Ravie de l’apprendre. Tout de suite on se sent mieux.

– C’est votre première garde-à-vue ?

– difficile de dire si le ton est gêné ou insidieusement sadique… la réponse je l’aurai une minute plus tard. C’est la réponse B.

Il me fait signer des papiers, me demande si je souhaite être assistée d’un avocat – oui – et d’un médecin – oui.

Vous êtes malade ?

Oui.

Si je souhaite prévenir un membre de ma famille.

Oui. Mon conjoint. Mais allez-y doucement, je ne veux pas qu’il fasse une attaque…

Ça j’en ai rien à foutre. Réponse à ma question ci-dessus.

Puis quelqu’un m’emmène au sous-sol où se trouvent les cellules de garde-à-vue. Tout d’abord, il faut vous dépouiller de tous vos effets personnels, d’une part pour des raisons de sécurité, d’autre part pour s’assurer que pendant vos longues heures de garde-à-vue, vous n’aurez strictement rien à faire qu’à observer le mur de votre cellule. (Heureusement j’ai des sandales, sinon on retire aussi les lacets des chaussures).

Ensuite on vous fouille des fois que vous planqueriez un couteau ultra plat sous votre tee-shirt. On est entre femmes, tout de même. Les convenances sont sauves.

Puis une dame en uniforme, mécanique et impassible, me conduit dans la cellule. « Comme vous êtes une femme, vous serez seule ». Ah, cool. Encore une bonne nouvelle.

La cellule : 1m50 sur 4, une banquette en dur recouverte d’un fin matelas orange en plastique lui même disparaissant sous une couverture de textile jetable qui avait un jour été blanc mais arborait à présent un gris douteux, jetable oui mais pas jeté depuis longtemps, c’était une évidence. Opposé à la porte, une chiotte turque dissimulée derrière un muret d’1 m 50 de hauteur. L’ensemble de la cellule est sous la surveillance d’une caméra. L’odeur d’urine envahit l’espace. Pas d’ouverture évidemment sur l’extérieur. Des carreaux de verre en haut d’une paroi laissent passer en portion congrue la belle lumière de l’été.

Comme elle me pousse dedans et referme brutalement la porte derrière moi – schklong, le bruit des verrous, comme dans les films – je lui dit que ça pue trop ici, est-ce qu’il n’y a pas une autre cellule ? Elle lâche un non sec en s’éloignant et me voilà dans ce trou à rat.

Privation de liberté. De toute activité possible. De mes objets personnels. Rien à faire, rien de rien. Attendre dans l’odeur d’urine, debout car hors de question que je pose ne serait-ce qu’une fesse sur la banquette immonde. Je pense aux récits de journalistes otages de guerre, aux captifs des camps staliniens ou nazis. Occuper le temps, ne pas devenir dingue. Bien sûr je ne deviendrai pas dingue même en 24h.

Oui mais voilà, à un moment on me sortira de ce trou pour être « entendue sur les faits » etc… et là, il s’agira d’avoir toute sa tête pour ne pas céder aux probables provocations des flics, dire ce qu’il faut dire et ne pas dire le reste. Rester calme, courtois etc…

Oui mais voilà, je ne sais pas combien de temps je vais y rester, dans ce trou. Si j’y suis, alors que ça paraissait impossible, alors tout est possible. Je bascule dans l’idée qu’ici je suis au royaume des flics, et que tout est entre leurs mains, notamment de me garder ici 24h. 24h, putain. Je ne vais pas rester debout 24h, je le sais bien. Est-ce que je vais alors finir par m’allonger sur cette banquette infâme, qui me paraît bien plus repoussante que les canapés ou matelas crasseux des campements où il m’est arrivé de m’asseoir sans inquiétude pour discuter ?

Il ne me paraît pas non plus envisageable d’utiliser ces chiottes turcs sous l’œil de la caméra. Je décide alors d’éviter de boire dans la mesure du possible. Boire pourrait constituer une activité, mais en fait c’est une mauvaise piste : cela pourrait me donner envie d’aller aux chiottes et là, pas question.

Commencent des heures d’attente sans jamais aucune information sur le timing, ni sur quand cela se terminera.

Dans cet état d’inactivité forcée, le moindre bruit de pas ou de porte constitue un événement. En attendant, et pour arrêter d’attendre justement, puisque c’est bien l’attente indéfinie et sans repère (pas de montre, pas de téléphone…) qui rend dingue, je chante. Tout mon répertoire y passe, de préférence des chansons qui donnent la pêche, mais aussi des chansons tristes, ça fait du bien quand même. Quelques postures de yoga – debout forcément, je rappelle, hors de question de s’asseoir et encore moins par terre beuuuuurk – font aussi passer les minutes et détendent les muscles.

Et parfois, le bruit de porte ou de pas, c’est pour moi.

La dame en uniforme passe en me demandant si je souhaite déjeuner. Je dis oui… C’est un de mes droits, je l’exerce.

Une autre fois on vient me chercher pour rencontrer mon avocate, dans un bureau glauque mais qui a l’immense avantage de ne pas puer la pisse. J’apprécie. J’ai droit à 30mn. C’est la première fois depuis 3h que je peux m’adresser à un être humain en qui j’ai confiance. Je reprends du poil de la bête même si les 24h pèsent toujours sur ma tête.

Elle demande si elle peut me prêter son magazine pour que je le lise dans la cellule. Refus. Je demande si je peux aller à d’autres toilettes que ceux de ma cellule. Oui mais la porte doit rester ouverte. Non merci.

De retour dans ma cellule immonde, je reçois par une fente dans le mur le « déjeuner » : Une barquette ronde gaiement intitulée « riz aux légumes du soleil ». Ils ont eu un prix de gros et tous les gardés-à-vue bouffent du riz aux légumes du soleil, dans tous les commissariats de Paris (et peut-être aussi d’Ile de France et de Navarre), je l’apprendrai plus tard en attendant ma visite médicale à l’Hôtel Dieu et en discutant avec des compagnes d’infortune. J’en mange 5 cuillères et puis je décide que ça suffit.

J’ai aussi droit à un verre en plastique censé me permettre de boire. Pour boire, il faut enjamber les chiottes turcs et agiter son verre en plastique devant le capteur du robinet. Rien ne coule. J’agite plus fort jusqu’à que l’eau jaillisse avec un débit de tuyau d’arrosage à fond. Bien. Y’en a partout sauf dans le verre. Toute façon j’ai décidé de pas boire.

Le type dans la cellule à côté de moi hurle comme un putois et cogne comme une bête contre sa porte vitrée. Il a mal, il demande un médicament, il veut voir un médecin. Des flics qui passent par là lui disent en le tutoyant : « T’as mal ? Fait des pompes, ça te fera de l’adrénaline, ça te fera du bien ». Celle qui a distribué le « déjeuner » lui gueule dessus. Ambiance.

Alors que je fais l’arbre, le regard fixé sur la porte, j’y distingue des traces rouges sombres sur chacun des carreaux vitrés. Soit un de mes prédécesseurs y a balancé son riz aux légumes du soleil, soit il s’y est fracassé la tête de rage ou de désespoir. Au choix. Mais en tout cas on les garde en souvenir, ça créé une atmosphère.

Une autre dame vient ouvrir ma porte : « vous voulez aller aux toilettes ? ». Ben oui puis une petite ballade jusqu’au bout du couloir, c’est comme qui dirait un divertissement par les temps qui courent. Porte fermée, avec du papier et tout. Du coup je regrette d’avoir pas bu d’avantage mais je pouvais pas savoir, moi, que des lueurs d’humanité persistaient dans un monde de brutes.

Un autre moment, on vient me prendre mes empreintes. Une dame sympa, celle qui dira à la fin qu’elle ne comprend pas pourquoi il y a convocation de justice alors que le dossier est quasi vide. Ça se sent tout de suite quand on est traité comme un être humain. Ça tient à de petites choses, le ton, la posture, le regard… Photo de face, de profil, de 3/4 , j’ai pas trop envie de sourire, là. Je tire une tronche de taularde comme quoi c’est vite incorporé… Les mains noircies par leur poudre de merde pour les empreintes, je suis quasi persuadée qu’elle va me renvoyer dans ma cellule en l’état. Mais non, elle me propose de me laver les mains et me conseille de faire gaffe à mon t-shirt blanc.

L’audition est le moment de bascule. On me sort à nouveau de mon trou à rat pour me remonter à l’endroit du début, dans le long, très long couloir. Une personne m’interroge en présence de mon avocate bien sûr. Elle est à mi-chemin entre les brutes épaisses et la dame sympa. Ni sympa, ni pas sympa, blasée et normalement désagréable. Je lui raconte ma version des faits. Je sens qu’elle est excédée de faire ce boulot de merde, taper des interrogatoires qui ne serviront à rien puisqu’il n’y a rien dedans. Mais bon il semblerait qu’une sortie de GAV avant la soirée soit envisageable. Cela dit, je ne m’enflamme pas : je ne crois plus jamais un flic. Puisqu’un autre flic peut venir derrière et dire autre chose.

Puis la visite médicale, moment sympa puisque, même si on est menottés les mains dans le dos pour monter dans le camion de flics, Houssam et moi sommes à nouveau réunis. Ça vaut le coup quand même. On se marre et on discute pendant que la camionnette POLICE qui fait rêver les petits enfants traverse Paris pour nous amener à l’Hôtel Dieu. Les suspensions, certes, son plus qu’approximatives, mais il faut avouer que cette sortie fait figure d’excursion dans cette journée de misère. On revoit le soleil, on traverse des quartiers aimés, on se sent comme coupés de cette vie qui est la nôtre, mais on redeviendra bientôt ces gens qui déambulent insouciants sur le trottoir.

A l’Hôtel-Dieu, il y a une cellule pour les femmes et une pour les hommes, séparées par une paroi vitrée. Mais elles sont beaucoup plus spacieuses qu’au commissariat et celle des nanas ne pue pas (contrairement à celles des mecs si j’en crois Houss qui me fait des signes en se bouchant le nez). On arrive même à se parler à travers, c’est trop cool. Une petite nana entre dans la cellule, en larmes. Elle s’est fait choper avec 10 grammes de beuh sur elle. Une autre qui était déjà là est un peu junkie et a piqué des trucs dans un magasin. Et il y a moi, avec ma manif. Une belle brochette de dangereuses criminelles, en fait. Les terroristes peuvent dormir tranquilles. La fille en larmes est paniquée. Elle pense que sa vie va s’arrêter (un peu comme moi le matin même… ils sont forts ces flics…). Elle n’a pas pris d’avocat car « les policiers lui ont recommandé de ne pas le faire, ça rallonge la garde à vue ». Ben voyons. Technique classique de nos chers keufs pour bien faire respecter le droit, c’est important. Ils l’ont aussi intimidée de diverses manières… prétendant avoir reçu un coup de fil très compromettant pour elle… ce genre de trucs.

Le médecin qui m’examine se marre en m’entendant raconter mon histoire.

Qu’est-ce qui vous est arrivé ?

J’ai organisé une manif…

S’ils ont que ça à foutre de vous emmerder, c’est plutôt une bonne nouvelle !

Et il m’offre un petit goûter, pain et confiture. Je prends… Je ne sais toujours pas quand je vais me sortir de ce merdier. Et manger dans une pièce qui ne pue pas la pisse, c’est quand même chouette.

Voilà… on revient, menottés dans le camion, on nous remet dans nos cellules puantes. Maintenant ça pue la sueur et plus la pisse. C’est un peu mieux je trouve. Je reprends yoga et chansons. Et puis une femme particulièrement désagréable vient ouvrir la porte le plus brutalement qu’elle peut. Je ne sais pas pourquoi. Je la suis. Je la vois ouvrir un vestiaire. Elle balance rageusement mon sac sur un siège à roulette. Hourra, je vais récupérer mes affaires et me tirer d’ici.

La dame sympa revient, me remet la convocation de justice. Comme je lui dis que je trouve ça un peu acharné, elle me fait part de son incompréhension… Et Houssam, je lui demande ? Il sort aussi, il récupère ses affaires dans 5 minutes…

On sort à l’air libre et les copains nous attendent avec une bière à la main…

Finalement ce n’était pas grand-chose. Mais cette plongée dans les sous sols puants de la garde-à-vue, rétrospectivement, fout les boules.

La toute puissance des flics, dans ce cadre et dans ce temps là. Les premières 24h dans un commissariat, on est du gibier. Point. Tout mais vraiment tout est fait pour dégrader, dépouiller, déshumaniser les gens. Sans même parler de violations manifestes, qui ne me sont pas arrivées, mais par des petites choses… interdire toute lecture, ne pas nettoyer les cellules, ne pas changer les couvertures, pas de papier toilette, l’odeur, la saleté, le bruit, le ton employé…

Et je ne parle pas du fond : pourquoi, mais pourquoi mettre en garde-à-vue deux personnes parce qu’on souhaite les auditionner chacun 30mn ? Quelle dépense d’énergie, de méchanceté, d’agressivité, quel tourment, pour quoi en fait ??? Intimider, casser, faire peur…

Ce n’est qu’un apéritif de la violence policière, c’est sûr. Mais cela a suffit à me faire énormément apprécier le fait d’avoir réintégré mon univers et retrouvé mon intégrité physique, qui n’était que symboliquement menacée… mais menacée tout de même. La possibilité de parler, de parler avec qui je veux, de manger, de m’allonger, de m’asseoir et d’aller aux toilettes comme un être humain.

Si banal et si précieux à la fois.


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