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  • Photo du rédacteurParis d'Exil

Le trottoir des 40 000


Devant FTDA, où les policiers continuent de gazer et matraquer les personnes qui attendent autour de la plateforme, un tag a été tracé sur le sol : “le trottoir des 40 000”, délimité en pointillés blancs.

Un petit exercice d’analyse sémiologique :

- message très visible, délimitation entre “eux” et “nous”, les 40 000 ne sont qu’un chiffre ; derrière la volonté d’intriguer (mais sans hashtag ou lien internet permettant de faire passer un message), c’est la réduction d’hommes et de femmes à un pur chiffre, une donnée chiffrée, non humaine, un objet ou des objets d’indignation. Ne donnant que le chiffre, en légende d’un cadre de quelques dizaines de mètre de trottoir, cette inscription nous demande d’imaginer 40 000 on-ne-sait-quoi tenir dans ce petit périmètre : impressionnant, difficile à imaginer, trottoir invisible tant il serait recouvert de ces milliers de personnes, qui ne se sont, si tant est qu’on valide ce chiffre, jamais tenues en même temps à cet endroit. C’est pourtant ce qu’on vous demande de vous représenter.

- le déterminant défini inclus dans “des” (de + les) nous guide vers un autre imaginaire : « les 7 » sont mercenaires (ou forment un club de jeunes gens à bibliothèque rose), « les 300 » sont guerriers de peplums… quel combat se mène donc sur ce trottoir ? Comment ne pas entendre ces 40 000 comme envahissants, terribles ? Essentialiser ce chiffre revient à faire disparaître la nature des éléments qui sont comptés pour ne faire subsister que leur multitude mystérieuse, forcément menaçante.

- les pointillés délimitent ce trottoir : cette zone est à part, elle est séparée du reste de l’espace urbain par ces lignes tracées au sol, qui évoquent automatiquement celles à l’encre noire suivies par une petite paire de ciseaux, celles qui signalent la partie à découper d’un papier administratif ou d’un coupon publicitaire à jeu concours : la partie à découper, à retirer et… à renvoyer.

- ce trottoir est rarement vide. En effet, entre les dernières heures de la nuit et 10h le matin, jusqu’à deux cents personnes peuvent se tenir dans ce périmètre, le reste de la journée on peut toujours y rencontrer une dizaine de personnes, enchevêtrées de duvets et de cartons à même le sol, maigres protection contre le froid hivernal qui nous arrive en ce moment. Quel tableau offre ce tag depuis le métro – lecture d’un point de vue surplombant que le tag semble viser – à partir du moment où il devient tableau vivant bien malgré les personnes qui s’y trouvent impliquées ? Il scénarise, contribue à donner en spectacle une forme de misère lointaine, celle qu’on peut regarder mais surtout sans s’y mêler, sans s’en approcher : la triple protection des pointillés blancs, de la hauteur et des vitres du métro nous place en spectateurs-voyeurs, observateurs non concernés par ce coin de trottoir si bien ségrégué, qui en plus porte maintenant un nom, un nom qui nous en exclut pour notre sécurité et notre confort, puisque nous ne sommes pas parmi ces 40 000 auxquels appartient cet espace : ouf !

Comment dissimuler un discours anti-immigration derrière une préoccupation humanitaire ?

Mode d’emploi.

« Paris : les riverains de la plateforme d’accueil des réfugiés menacent de faire une grève de la faim.

Les habitants annoncent qu’ils entameront une grève de la faim le 1er janvier, si la Pada du boulevard de la Villette, ne ferme pas ses portes.

À bout, ils menacent de faire la grève de la faim si la plate-forme des réfugiés (Pada), gérée par France Terre d’Asile, boulevard de la Villette (Xe et XIXe), ne ferme pas ses portes.

Qualifiée d’ « indigne » et « inhumaine » par le collectif d’habitants Jaurès-Stalingrad-Flandre-quai de Jemmapes, la Pada, saturée, n’est plus en mesure d’absorber le flux des primo arrivants, contraints de dormir sur les trottoirs dans l’attente d’un rendez-vous.

Dans une lettre envoyée au Président de la République, Emmanuel Macron, les habitants annoncent que « sans engagement clair sur la fermeture de la Pada avant le 1er janvier, nous engagerons un mouvement de jeûne. Ces 20 derniers mois, ajoutent-ils, 40 000 exilés ont dormi dans les rues du quartier ». C.B.

- prenez garde aux termes que vous employez : choisissez ceux qu’emploient les formations politiques ou associatives réclamant une reconnaissance et une régularisation large des personnes arrivées illégalement sur le sol français : oubliez “migrants”, c’est risqué[1] ; bannissez “clandestins”, cela vous trahirait tout de suite, et risquerait de vous attirer d’emblée le soutien de Valérie P… enfin bref ; prenez plutôt “exilés”, ça sonne gaucho immigrationniste, ça passera bien mieux. Vous en souhaitez un deuxième, afin d’éviter les répétitions ? C’est tout à fait louable ; écrivez donc “réfugiés” en feignant d’ignorer qu’il s’agit du statut auquel prétendent précisément les personnes dont vous parlez : ça vous donnera un air un peu naïf et bienveillant, du style « mais ils sont tous réfugiés, il faut les aider, c’est indigne ! ».

- faites un peu oublier que votre précédente menace était de fermer vous-mêmes la Pada (action qui aurait été on ne peut plus pacifiste dans sa réalisation, c’est à n’en pas douter), tournez-vous vers quelque chose de plus bisounours et de plus désespéré aux yeux de l’opinion publique, et profitez-en en même temps pour vous réapproprier un mode d’action qui est précisément celui de nombreux “réfugiés” contraints à des conditions de vie indignes en Europe (le seul mode d’action non violent quand on est enfermé dans un camp “humanitaire” ou dans un centre de rétention). On est d’accord que vous avez beaucoup d’autres choix, mais pensez au retentissement : des parisiens, pas des plus pauvres, libres d’aller et venir à leur guise, vivant en système démocratique, sont tellement à bout qu’ils sont prêts à cesser de s’alimenter, à mettre leur santé et leur vie en danger pour qu’enfin cesse cette horreur. L’effet martyr, c’est très efficace, ça choque, et quand on n’y connaît rien on se dit que pour que des gens aillent jusque là, vraiment, ce doit être pire que la guerre et que la famine réunies…

- mettez en avant des principes universels, créez une communauté de douleur avec les premières victimes, comme ça elles ne vous raviront pas la première place de la souffrance et on ne vous accusera pas de vous plaindre d’un panari à côté d’un amputé de la jambe : ces “40 000” doivent être avant tout de pauvres humains, certes un peu violents, certes un peu décharnés, certes un peu sales, mais tout de même ! C’est indigne de traiter des “exilés primo-arrivants” de cette manière ! Ne refaites pas la même erreur que dans le dernier article que vous ouvriez en parlant de « corps allongés sur le trottoir, durant des jours et des nuits » : on risquerait de vous accuser de dépersonnaliser ces gens, de les réduire à ces “corps” ; et puis dire après qu’on est « indignés et lassés »… « devant le traitement réservé à ces hommes et ces femmes », c’est pas super crédible. Prenez bien soin de marteler que c’est ce traitement inhumain qui vous empêche de dormir la nuit et qui fait que vous changez de trottoir en journée.

- ne perdez pas de vue vos objectifs pour autant : affirmez haut et fort que la Pada est SA.TU.RÉE et qu’il faut donc… la fermer. Insistez sur les flux et les flux sans fin de migrOUPS d’exilés, si nombreux que cette plateforme ne peut plus les contenir. Sous-entendez d’ailleurs que vous avez été si choqués de ce mauvais traitement que vous vous êtes mis à compter une par une les personnes qui dormaient dehors : si vous dites « approximation », on ne vous croira plus qu’à moitié, et si vous citez des sources on vous soupçonnera de n’avoir pas vu ces 40 000 personnes de vos propres yeux.

- contentez-vous d’un article très court, sans quoi il deviendrait trop évident que le lien « dispositif saturé » à « fermeture demandée » manque totalement de cohérence, et vous pourriez être démasqués : vous ne souhaitez pas vraiment faire entendre votre réel discours, « je n’ai rien contre ces gens-là – quoique – mais pas chez moi », n’est-ce pas ? Vous risqueriez de récolter des adjectifs comme “xénophobes” ou “égoïstes”, et vous n’avez pas envie de ça, c’est mauvais pour l’image. On risquerait de creuser et de voir apparaître le cortège des « mais pourquoi ne voit-on que des hommes ? », « est-ce qu’ils fuient tous vraiment la guerre ? », « quand même il faut bien dire que l’hygiène, c’est pas vraiment ça… ». Ce serait compliqué ensuite de continuer à dire que votre démarche est humaniste. Vraiment compliqué.

- évitez de faire écrire votre article par Cécile Beaulieu. Vous seriez tout de suite démasqués.

[1] La CSP75 soulignait le caractère « à double tranchant » de l’emploi du terme dans son étude « Qui dit quoi ? » de 2016 : « Certains l’emploient pour n’exclure personne et défendre les droits de tous (…). D’autres l’utilisent pour au contraire disqualifier les personnes et leur dénier des droits ». <http://csp75.wordpress.com/qui-dit-quoi>

Cette même journaliste du Parisien, C. Beaulieu, (polémique sur l’impossibilité pour les femmes de se balader dans le quartier La Chapelle-Pajol), puis relai de ce collectif de riverains prêts à faire la grève de la faim, a réitéré avec un sujet BFMTV “le ras-le bol des habitants du 18ème”, sur les distributions dans ce quartier. À nouveau les préoccupations des riverains et des personnes exilées se “rejoignent” :

« Les riverains souhaitent que ces distributions soient encadrées pour améliorer leurs conditions de vie, mais aussi celles des migrants. »

La Mairie (par la voix de M. Eric Lejoindre) a en effet décidé d’organiser, à partir du 14 novembre, des “distributions [de repas] officielles”, de façon à ce qu’elles s’effectuent « dans un cadre organisé, propre et clair, avec des associations et structures reconnues ».

Cette annonce a fait bondir, à juste titre, les collectifs présents depuis plusieurs mois ou années, sur le terrain, et pour qui celles ci ont toujours été bien organisées, sans tensions, propres… et de façon bénévole, sans chercher à devenir, comme certaines “associations reconnues”, de froids gestionnaires cherchant les subventions. De plus, comme le souligne un des membre de ces collectifs « on ne reproche pas aux Restaus du Coeur de créer des points de fixation de la misère ! ». Comme toujours les personnes exilées servent de prétexte à un racisme de plus en plus présent et dérangeant, relayé par une certaine presse passablement nauséabonde.


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